Vu et entendu à Agadir (2) : La belle métamorphose du Sofitel Agadir Royal Bay
Il faut reconnaître que depuis une quinzaine d’années déjà, Casablanca, métropole en perpétuelle mutation, a pris sur elle de préserver sinon revaloriser son patrimoine architectural du XXᵉ siècle. Mais qu’en est-il aujourd’hui au juste, au temps où des démolitions aveugles n’épargnent même pas des bâtisses à forte mémoire historique et culturelle ? Bien sûr, une pluralité d’acteurs -institutions publiques, associations comme Casamemoire, chercheurs et citoyens-, a permis de sortir de l’ombre un héritage longtemps négligé, marqué par des réalisations modernistes, art déco ou encore des ensembles urbains emblématiques. Mais les bulldozers dopés par l’ambition d’accélérer la livraison urbaine moderne avant les les tournois mondiaux du foot n’ont eu aucune pitié de monuments chargés de symboles. Si des avancées notables ont été enregistrées, les récentes démolitions et menaces pesant sur des édifices clés révèlent, en effet, les tensions persistantes entre développement urbain et sauvegarde mémorielle.
Qui plus est, le patrimoine architectural casablancais du XXᵉ siècle, héritage d’une période faste marquée par les plans d’urbanisme de Michel Écochard et les audaces de figures comme Jean-François Zevaco ou Edmond Brion, a longtemps été perçu comme un « héritage encombrant ». Pourtant, depuis les années 2000, une prise de conscience progressive a émergé. L’inventaire systématique louable mené par Casamemoire depuis 1995, a identifié plus de 600 bâtiments d’intérêt patrimonial, tandis que le ministère de la Culture a inscrit plusieurs ensembles sur la liste du patrimoine national, dont la Villa des Arts (2018) ou l’ancienne Banque al-Maghrib (2021). Parallèlement, des restaurations exemplaires, comme celle du Cinéma Rialto (2015) ou du Parc de la Ligue arabe (2020), ont démontré la viabilité économique et culturelle de la réhabilitation.

Ces efforts s’inscrivent dans un contexte de réévaluation internationale du patrimoine moderne, soutenu par l’UNESCO et l’ICOMOS, mais aussi dans une stratégie de repositionnement de Casablanca comme destination culturelle à l’approche justement d’événements majeurs, tels que la Coupe du Monde de football 2030.
Mais les démolitions récentes restent un signal alarmant Deux récents événements ont jeté une lumière crue sur les fragilités de ce dispositif. En mai 2024, la démolition du Bloc Bouazza, barre résidentielle intégrée à l’ensemble d’Al Hank (conçu dans les années 1950 par les architectes Laprade et J. Hainaut), a suscité l’émoi. Cet édifice, représentatif de l’habitat social de l’époque et structurant pour le quartier, a été rasé sans consultation préalable, au motif de vétusté et de projets immobiliers. Quelques semaines plus tard, des menaces similaires ont visé les immeubles de la gendarmerie nationale rue Othmane Ibn Affane, joyaux fonctionnalistes des années 1960 signés par Jean Bousquet.
Ces cas illustrent un paradoxe : alors que des outils de protection existent (loi 22-80 relative à la conservation des monuments historiques, plans d’aménagement), leur application reste inégale. Le Bloc Bouazza, bien qu’inventorié, ne bénéficiait pas de classement, le laissant à la merci des décisions municipales. Comme quoi, on protège des monuments-phares, mais on sacrifie l’architecture ordinaire, pourtant essentielle à la mémoire collective.
D’accord, les défis sont multiples. D’une part, la pression foncière à Casablanca, où le mètre carré atteint des sommets, encourage la substitution du bâti ancien par des tours lucratives. D’autre part, la réhabilitation du patrimoine moderne exige normalement des compétences techniques spécifiques (béton armé, matériaux industrialisés) et des financements souvent absents.

Mais il ne faut pas se voiler la face, des solutions existent quand même. La réhabilitation de l’hôtel Lincoln (2019) prouve que dialogue entre propriétaires, architectes et associations peut aboutir. De même, l’intégration du patrimoine dans les projets urbains – comme à Sidi Belyout, où un immeuble des années 1930 a été conservé dans un complexe commercial – démontre que modernité et histoire ne s’opposent pas.
De sa part, l’association Casamemoire insiste sur la nécessité d’une « charte de démolition », prévoyant des études d’impact patrimonial systématiques et des alternatives à la table rase, sachant qu’elle milite également pour des incitations fiscales en faveur des propriétaires qui restaurent, sur le modèle français des Malraux.
Il faut avouer que le cadre juridique actuel, datant de 1980, montre ses limites. Le projet de loi 04-21 sur le patrimoine, présenté en 2023 par le ministère de la Culture, vise à élargir les protections aux ensembles urbains et aux architectures récentes. Toutefois, son élaboration sans concertation avec la société civile soulève des critiques. Une loi efficace doit associer tous les acteurs, des notaires aux habitants, et prévoir des mécanismes de contrôle indépendants.
L’enjeu dépasse la simple conservation. Le patrimoine est un levier de développement culturel: il attire les investissements, crée des emplois qualifiés et renforce l’attractivité touristique. À l’image de villes comme Porto ou Buenos Aires, qui ont su valoriser leur héritage moderne, Casablanca gagnerait à inscrire sa singularité architecturale au cœur de son récit métropolitain.
La crise actuelle, symbolisée par la disparition du Bloc Bouazza, appelle à une refondation des pratiques. Cela suppose une gouvernance clarifiée définissant des responsabilités entre ministère de la Culture, municipalités et wilaya, des outils opérationnels d’inventaire digitalisé, fonds dédiés, formation des professionnels et, surtout, une participation citoyenne élargie intégrant les habitants dans les processus décisionnels, via des ateliers urbains ou des budgets participatifs.
Casablanca se trouve à un carrefour : celui de choisir entre une amnésie architecturale, au profit d’une modernité standardisée, ou une métropole qui assume son histoire tout en se réinventant. La réponse à ce défi déterminera non seulement la préservation de son identité, mais aussi sa place sur la scène internationale des villes du XXIᵉ siècle.