Le discours du Trône de juillet 2025 a remis au centre du débat national une notion rarement explicitée avec autant de clarté : l’équité territoriale. Sa Majesté a insisté sur la nécessité de corriger les déséquilibres de développement qui créent « deux vitesses » au Maroc. Derrière cette exigence, le tourisme est l’un des secteurs économiques qui pâtit le plus de ces fractures. Car si Marrakech, Agadir ou Tanger brillent à l’international, d’autres destinations censées être stratégiques, comme Saïdia et Ouarzazate, peinent toujours à trouver leur place dans la carte mondiale des voyages.
Conçue comme l’une des grandes stations du Plan Azur, Saïdia disposait de tous les ingrédients pour rivaliser : hôtels de chaînes internationales, marina, plages vastes et climat estival sûr. Pourtant, la station tourne à plein régime deux mois à peine, entre juillet et août. Le reste de l’année, les infrastructures sont sous-utilisées, et la ville devient presque fantomatique. L’aéroport d’Oujda, bien relié à l’Europe francophone et au Benelux, enregistre plus d’un million de passagers annuels, mais l’essentiel de ce trafic relève du VFR, la diaspora qui rentre l’été. Autrement dit : le volume existe, mais la valeur touristique reste marginale.
Certes, l’Etat tente aujourd’hui de corriger le tir avec un complexe sportif de 300 millions de dirhams pour attirer stages et compétitions hors saison. Mais cette initiative, arrivée tardivement, met en lumière une carence de vision intégrée : pourquoi a-t-on attendu quinze ans pour penser à la désaisonnalisation, alors que l’échec du « tout balnéaire estival » était évident dès les premières saisons ?
À l’inverse, Ouarzazate jouit d’une image internationale, grâce au cinéma et aux paysages désertiques. Pourtant, son accessibilité reste le talon d’Achille. L’aéroport n’a enregistré que 162 000 passagers en 2024, malgré le retour d’une liaison Paris-Orly par Transavia. Des tentatives internes comme le vol Tanger–Ouarzazate ont vite été abandonnées, faute de remplissage régulier.
Le paradoxe est cruel : la destination dispose d’un produit différenciant (oasis, désert, patrimoine, cinéma), mais reste tributaire de liaisons irrégulières, fragiles, annulées dès que la rentabilité immédiate n’est pas garantie. Les compagnies, logiquement guidées par le profit, privilégient Marrakech ou Agadir. Mais la question est politique : l’État doit-il accepter cette logique de marché au nom du réalisme, ou assumer un volontarisme subventionné au nom de l’équité ?
C’est ce que l’on appelle équité de façade dans la promotion régionale…
À première vue, l’ONMT joue le jeu : Saïdia et Ouarzazate ont leur place sur VisitMorocco et des campagnes mettent en avant Ouarzazate depuis l’ouverture du Paris–OZZ. Mais dans les faits, les budgets publicitaires massifs et les accords de co-marketing vont prioritairement aux locomotives touristiques. Les compagnies low-cost, subventionnées par des contrats peu transparents, multiplient les ouvertures de lignes vers Marrakech, Tanger ou Agadir, mais se montrent frileuses pour Ouarzazate ou Oujda.
La Cour des comptes a déjà pointé le manque d’évaluation de ces contrats. Sans indicateurs publics sur le coût par siège installé ou le retour sur investissement, la promesse d’équité se réduit à une rhétorique sans preuves.
Plusieurs éléments aggravent l’injustice territoriale et sont rarement mis en avant. En premier, l’absence de ligne ferroviaire jusqu’à Oujda ou Ouarzazate freine l’intégration. Pendant que Tanger s’est hissée au rang de hub grâce au TGV et au port, ces régions restent en marge. L’équité ne peut être seulement aérienne. Ensuite, les investisseurs hôteliers évitent Ouarzazate ou Saïdia faute de flux réguliers. Cela crée un cercle vicieux : pas de flux, pas d’investissement. pas de flux. L’État n’a pas su briser cette boucle par des incitations fortes. De leur part, les Conseils régionaux et les CRT manquent de moyens et de visions. Le pilotage reste centralisé à Rabat et Casablanca. Or, l’équité exige une gouvernance de proximité capable d’ajuster les stratégies locales. À Oujda, la diaspora gonfle les chiffres aéroportuaires, mais sans vraie traduction en valeur ajoutée touristique. A se demander pourquoi ne pas transformer cette clientèle captive en vecteur de recommandation et d’investissements dans des maisons d’hôtes, circuits, festivals.
L’histoire récente montre que des territoires sous-performants peuvent être redressés. Agadir, sinistrée dans les années 1990, a retrouvé sa place grâce à une politique volontariste (rénovation hôtelière, connectivité aérienne, surf & MICE). Tanger, marginalisée jusque dans les années 2000, a explosé après des investissements massifs dans le port, le TGV et une base Ryanair.
La leçon est claire, sans vision globale infrastructures, produit, aérien, marketing et gouvernance, Saïdia et Ouarzazate resteront des projets inachevés.
Or, ce que le discours royal implique, c’est la mise en place d’une équité opérationnelle et non symbolique. Cela suppose une obligation de résultats quand il s’agit de conditionner les subventions aériennes à des lignes maintenues sur au moins trois saisons consécutives, la publication transparente des coûts, remplissages et retombées de chaque contrat aérien et doter les régions des budgets et compétences pour piloter leur propre promotion et leurs propres contrats aériens.
Ce que disent les chiffres (et ce qu’ils ne disent pas)
Le cas de Saïdia, adossée à l’aéroport d’Oujda-Angads, clarifie bien la contradiction entre infrastructures disponibles et usage réel. En 2024, l’aéroport a accueilli 1,21 million de passagers, en hausse de près de 10 % par rapport à 2023. Relié directement à plus de vingt destinations européennes par huit compagnies essentiellement vers la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Espagne, il dispose d’une connectivité correcte. Pourtant, cette ouverture reste très ciblée : aucun vol direct vers le Royaume-Uni en août 2025 et, surtout, une hyper-dépendance au trafic de la diaspora. Résultat : une masse critique de sièges existe, mais elle ne génère qu’une valeur touristique marginale. Sur place, Saïdia ne fonctionne réellement qu’en juillet et août ; le reste de l’année, les hôtels de chaînes internationales tournent au ralenti et les infrastructures deviennent sous-utilisées. Un complexe sportif de 300 millions de dirhams a certes été lancé pour tenter d’étaler la demande hors saison, mais cette initiative, tardive, souligne surtout le manque de stratégie anticipatrice.
À l’opposé, Ouarzazate représente une autre forme de fragilité : ce n’est pas la demande qui fait défaut en potentiel, mais l’accessibilité qui bride le développement. L’aéroport n’a accueilli que 162 000 passagers en 2024, malgré une croissance de 17 % par rapport à l’année précédente. La liaison Paris-Orly, assurée par Transavia deux fois par semaine, a été confirmée pour l’hiver 2025 et mise en avant dans la communication de l’ONMT, signe d’un effort ciblé. Mais cette embellie reste fragile : la tentative de vol domestique Tanger–Ouarzazate, ouverte par Ryanair au printemps 2024, a été arrêtée moins d’un an plus tard, faute de remplissage régulier. Le cas résume la difficulté structurelle : hors grands hubs, maintenir une desserte stable relève encore de l’exception.
Pris ensemble, ces deux exemples dessinent une lecture contrastée. Saïdia/Oujda dispose d’une capacité aérienne conséquente mais surexploitée l’été seulement, sans réelle valeur ajoutée touristique, tandis qu’Ouarzazate progresse doucement mais reste tributaire de fréquences faibles et très sensibles aux aléas des compagnies.
L’ONMT traite-t-il ces destinations « à parts égales » ? Sur le plan digital, l’égalité est affichée. Mais dans les faits, l’achat média international reste massivement concentré sur Marrakech, Agadir ou Tanger, moteurs traditionnels de la demande.
Cette asymétrie apparaît encore plus clairement lorsqu’on examine la stratégie aérienne. En mai 2025, l’ONMT et Transavia ont annoncé 14 nouvelles lignes France–Maroc, dont Paris–Ouarzazate, preuve d’une attention particulière portée à la ville du Sud. Dans le même temps, Ryanair a investi 1,4 milliard de dollars dans le Royaume pour l’été 2024, ouvrant 35 routes supplémentaires et installant une nouvelle base à Tanger : un impact colossal, mais surtout focalisé sur les hubs où la rentabilité est garantie. Oujda/Saïdia n’est pas oubliée : la connectivité low-cost y est réelle, avec Ryanair, Transavia, TUI et Air Arabia Maroc. Mais elle reste très saisonnière et concentrée sur l’Europe francophone et le Benelux ; l’absence de liaisons régulières vers le Royaume-Uni ou l’Allemagne confirme une logique commerciale où seuls les marchés solides à l’année sont servis.
Reste la question des subventions et du co-marketing. Ici, la transparence demeure limitée. Depuis des années, le Maroc utilise ces contrats pour attirer ou sécuriser des lignes aériennes, mais la Cour des comptes a déjà souligné l’absence d’évaluation claire du retour sur investissement. En 2024 encore, une polémique autour de Ryanair a forcé la ministre du Tourisme à préciser le cadre de ces appuis. Dans les faits, les budgets mobilisés ont surtout consolidé les hubs déjà dominants.
Le constat est amer, faute de produits quatre-saisons solides et de fréquences aériennes stables, restent à la marge.
Et c’est là que le contraste avec le discours royal devient saisissant. Quand Sa Majesté appelle à une équité territoriale concrète, les chiffres démontrent au contraire une logique de marché accentuée par des choix politiques : subventionner ce qui marche déjà, au lieu de donner une chance à ce qui peine à émerger. En l’absence de critères publics sur le coût par siège, la rentabilité réelle des lignes ou la durabilité des investissements, l’« équité touristique » demeure une formule commode. La réalité, elle, consacre deux vitesses : un Maroc touristique vitrine, branché sur les flux internationaux, et un Maroc périphérique, condamné à attendre l’été et à survivre grâce aux subventions ponctuelles.
Aujourd’hui, l’équité invoquée reste largement rhétorique. Le Maroc continue d’investir massivement dans ses hubs touristiques déjà rentables, au détriment de ses destinations fragiles. Le résultat est une ségrégation de fait, moins visible que dans d’autres secteurs, mais tout aussi corrosive : deux pays coexistent, l’un ouvert au monde et branché sur des flux internationaux stables, l’autre condamné à l’attente estivale et à la dépendance aux subventions ponctuelles.
Si Saïdia et Ouarzazate ne deviennent pas des modèles de cette « justice territoriale » voulue par Sa Majesté, alors le mot équité restera un slogan. Et le Maroc continuera à être perçu, à l’étranger comme à l’intérieur, comme un pays où la carte du tourisme épouse les frontières de l’injustice régionale.




