Une réputation haut de gamme, une liste d’attente… mais pour quoi exactement ?
Depuis quelques mois, le programme Cap Hospitality fait parler de lui dans les cercles professionnels du tourisme et de l’hôtellerie. Au cœur des échanges : une mystérieuse “liste d’attente”, évoquée à demi-mots par des porteurs de projets, relayée parfois sans explication par certains médias, et alimentée par une communication institutionnelle jouant subtilement sur les ressorts de la rareté et de l’exigence.
Mais qu’est-ce que cette liste d’attente représente vraiment ? Est-elle le signe d’un succès rapide ? D’un manque de moyens ? D’un filtre stratégique ? Ou bien le symptôme d’un modèle de gestion trop sélectif dans un programme censé être ouvert à l’ensemble des hôteliers marocains ?
Lancé par l’État, Cap Hospitality est un programme d’appui à l’ingénierie touristique, conçu pour accompagner les hôteliers marocains dans la structuration, la transformation ou la relance de leurs projets.
Il s’agit d’un important dispositif national mobilisant des ressources publiques et des expertises techniques pour soutenir des projets considérés comme stratégiques pour le secteur. Il cible notamment les hôtels à repositionner, les porteurs de projets innovants dans les régions secondaires et les structures d’hébergement touristique souhaitant intégrer des standards ESG ou améliorer leur modèle de gouvernance.
La promesse du programme : un accompagnement sur-mesure allant de l’étude de faisabilité au suivi opérationnel, en passant par le design de concept, la mise en relation avec les bailleurs ou encore l’assistance dans les démarches administratives.
Mais derrière l’écran de fumée, se dissimule une sélection, plus qu’un accès…
Officiellement, Cap Hospitality repose sur des critères de qualité et de pertinence. Toutefois, la “liste d’attente” qui en découle soulève des interrogations légitimes : pourquoi autant de projets restent-ils sans réponse ? Qui est priorisé ? Existe-t-il un cadre clair d’éligibilité ? À ces questions s’ajoute une impression grandissante que la logique de sélection repose davantage sur une stratégie d’image que sur un réel souci d’impact territorial.
En pratique, cette liste semble jouer plusieurs rôles : d’abord, un dispositif de tri -les projets sont évalués selon des critères (faisabilité foncière, pertinence économique, potentiel de différenciation, cohérence avec les priorités nationales). Ensuite, un calendrier d’intégration échelonné, en fonction des capacités d’instruction internes et des ressources techniques disponibles. Enfin, un signal de sérieux à l’international : la rareté de l’accès peut servir à crédibiliser les projets appuyés par le programme, notamment auprès d’investisseurs étrangers.
Or, ce qui taraude l’esprit des professionnels et les futurs prétendants, c’est qu’ils se trouvent face à une équation à plusieurs inconnues, au contraire du programme Go Siyaha où les intervenants officiels (ministère du Tourisme, Maroc PME) et associations professionnelles (CNT et FNIH) sont admis dans le tour de table. Donc plus de transparence et une réelle implication dans le quoi, le pourquoi et le comment. Alors ?.
Qui est mis en attente ? Un hôtelier basé à Casablanca confie : « J’ai déposé un dossier pour transformer un riad en maison d’hôtes à Chefchaouen. On m’a dit que le projet était “prometteur” mais pas prioritaire. J’attends un retour depuis 6 mois. »
Un autre, promoteur d’un resort balnéaire à Dakhla, a été accepté mais… « Il a fallu attendre plus de deux mois de due diligence. Ils ont tout passé au crible : plans, gouvernance, projections, relations avec les autorités locales. »
Le message est clair : la liste d’attente n’est pas un retard administratif passif, mais un sas sélectif, qui reflète la maturité réelle des projets et la capacité du programme à les absorber.
Si plusieurs professionnels saluent l’approche rigoureuse du programme, d’autres pointent des limites importantes. En premier lieu, les petits porteurs ou acteurs isolés ont du mal à accéder au dispositif, faute de réseau ou d’appui. Aucun référentiel public n’est diffusé pour expliquer les critères de sélection ou le processus de hiérarchisation, tandis que les délais d’instruction sont jugés longs et inégaux selon les régions.
Un déséquilibre géographique est régulièrement dénoncé : plus de 70 % des projets accompagnés seraient concentrés entre Casablanca, Rabat, Marrakech et Tanger. Les régions rurales ou émergentes, pourtant riches d’un potentiel touristique important et souvent en quête de structuration, se retrouvent reléguées à la marge. Résultat : de nombreux projets -notamment en écotourisme, tourisme communautaire ou culturel- restent sans soutien, alors qu’ils pourraient jouer un rôle moteur dans la revitalisation économique des territoires.
Certains professionnels appellent même à la remobilisation des fonds dédiés aux unités bénéficiaires mais qui n’ont pas encore exploité les fonds convenus pour rénovation, afin de les redistribuer aux établissements en attente jusqu’ici.
Ce filtre serré révèle en réalité les limites structurelles du dispositif. Il reflète un manque de ressources humaines et techniques, une centralisation excessive, et une incapacité à répondre à la diversité des profils d’acteurs et des typologies de projets. Surtout, il met en lumière l’absence de véritables alternatives : aujourd’hui, aucun autre dispositif public ou privé structuré n’offre un accompagnement équivalent pour les projets de tourisme durable ou les porteurs de projets issus des zones périphériques.
Et si on optait pour une ingénierie territorialisée ? Pour répondre à cette impasse, plusieurs voix plaident en faveur de la création de cellules régionales mixtes (public/privé), appuyées par une implication renforcée de la SMIT, des CRIs, de la CNT et des CRTs. Ces structures décentralisées permettraient de mieux prendre en charge la diversité des projets, d’intégrer les spécificités locales, et de fluidifier l’accès à l’accompagnement, notamment pour les jeunes entrepreneurs et les initiatives collectives.
La fameuse liste d’attente peut alors être vue comme un miroir, reflétant les ambitions d’un secteur en mutation… mais aussi les carences d’un écosystème encore trop fermé, trop élitiste et trop opaque.
Ne nous voilons pas la face indéfiniment. Pour faire du tourisme un réel dynamo de développement territorial, le Maroc devra inévitablement sortir d’un modèle “premium sélectif” pour s’ouvrir à une ingénierie inclusive, territorialisée et participative, capable d’embrasser toute la richesse de son tissu touristique. L’ambition des 26 millions de visiteurs à l’horizon 2030 ne pourra être atteinte qu’avec une démocratisation réelle de l’accès à l’ingénierie touristique.




