3 visions, 25 ans d’ambitions… et toujours une gouvernance en chantier

Depuis le début des années 2000, le Maroc a placé le tourisme au cœur de sa stratégie de développement économique, territorial et international. On est tous bien d’accord.

Dès lors, 3 visions nationales stratégiques se sont succédé, celle native de 2010, puis celle récupératrice de 2020 et, enfin, celle réaliste de 2030, chacune avec ses promesses, ses indicateurs ambitieux, ses réformes affichées, etc. Mais derrière l’effervescence des annonces et la solidité apparente des visions 10-20, les résultats sont plutôt contrastés. Si le Maroc a indéniablement gagné en attractivité et en notoriété, son système touristique demeure traversé par des fragilités profondes : gouvernance éclatée, planification sans exécution, déséquilibres régionaux persistants malgré les orientations royales.

La Vision 2010, lancée en 2001 sous l’impulsion directe de SM le roi Mohammed VI, ambitionnait de positionner le Maroc parmi les 20 premières destinations mondiales, avec un objectif symbolique : atteindre 10 millions de touristes en 2010. Cette feuille de route a reposé sur une ouverture aérienne majeure (notamment l’accord Open Sky avec l’UE), le lancement du Plan Azur avec six stations balnéaires prévues et une mobilisation inédite de capitaux privés. L’objectif chiffré a été, bon an mal an, atteint, mais au prix d’une concentration géographique extrême : Marrakech et Agadir ont accaparé l’essentiel de la croissance, tandis que la plupart des stations Azur, à l’exception partielle de Mazagan, se sont révélées être des fiascos d’aménagement, plombées par la spéculation foncière, les retards d’infrastructures et l’absence de vision locale. La dynamique était ambitieuse, mais les fondations manquaient de profondeur, peu de formation qualifiante, peu de structuration en région, peu de réflexivité sur les modèles importés.

Avec la Vision 2020, lancée en 2011, l’ambition monte encore d’un cran : doubler les arrivées touristiques en moins de dix ans pour atteindre 20 millions de visiteurs. Cette fois, la stratégie change de cap. On parle désormais de “Maroc des territoires”, avec une nouvelle cartographie touristique divisée en 8 grandes destinations intégrées. L’idée est séduisante : sortir du modèle binaire Marrakech-Agadir pour faire émerger des pôles comme Fez, le Sud Atlantique ou l’Atlas. Toutefois, cette ambition se heurte très vite à la réalité. Aucun des huit pôles n’a véritablement atteint la maturité structurelle nécessaire. Les plans directeurs régionaux (PDR) sont souvent restés à l’état de documents théoriques, non financés, non animés. Le système institutionnel devient tout de suite de plus en plus illisible entre l’ONMT, la SMIT, les CRT, les communes, les CRI, la CNT et les associations professionnelles dont 80 % sont désuètes, plus aucun acteur ne dispose d’une légitimité claire pour piloter une transformation. Les investissements se poursuivent, mais sans cohérence territoriale. Et lorsque le Covid-19 frappe en 2020, l’ensemble du secteur s’effondre en silence. Ce moment aurait pu être celui d’une réinvention structurelle. Il restera celui d’une gestion de crise ponctuelle, sans réforme de fond.

Aujourd’hui, alors que le Maroc se prépare à accueillir, avec l’Espagne et le Portugal, la Coupe du Monde de football 2030, une nouvelle vision touristique est en cours d’exécution. L’objectif est désormais fixé à 26 millions de touristes à cet horizon. Mais cette fois, l’ambition est encadrée par une contrainte politique forte consistant à livrer des résultats visibles, mesurables et crédibles dans un délai limité, sous l’œil du monde. Plusieurs dynamos ont été activés : réforme de la classification hôtelière via la loi 80-14, lancement de visites mystères pour évaluer objectivement la qualité de l’accueil, modernisation du branding touristique par l’ONMT, revalorisation de la formation professionnelle et investissements logistiques massifs dans les aéroports, les gares et le réseau routier.

Cependant, les logiques profondes maroco-marocaines du secteur restent inchangées. Les politiques publiques régionales continuent leur bout de chemin à fonctionner en silos. La coordination entre institutions officielles est quasi inexistante. Alors que les régions touristiques n’ont ni moyens d’ingénierie, ni dispositifs de financement adaptés, ni structures de gouvernance territoriale réellement actives. Pire, la mécanique touristique marocaine se développe encore majoritairement et seulement selon une logique d’annonce, plus que de transformation. Le storytelling institutionnel met plutôt en avant l’excellence, la sécurité et l’hospitalité. Tandis que sur le terrain, la désarticulation de l’écosystème est patente et fait jaser. Aucune destination ne publie aujourd’hui de Livre Blanc, aucune association, à notre connaissance, n’a formulé de position claire sur les nouveaux enjeux de régulation et les Assises Nationales du Tourisme sont hélas quasi-absentes depuis plusieurs années. La stratégie reste toujours centralisée, sans véritable écoute des opérateurs de terrain. Qu’on l’admette ou non !

Le paradoxe est cruel. Car notre pays a beaucoup d’atouts objectifs à travers sa position géographique, la richesse de ses paysages, la diversité culturelle, la stabilité politique relative, l’offre aérienne… Mais il lui manque malheureusement ce que les grandes destinations matures ont su construire : un pilotage stratégique décentralisé, une ingénierie territoriale fiable et un système de régulation moderne, transparent, évalué. La gouvernance reste alors le maillon faible, la réforme, souvent reportée, jamais tranchée.

Il serait donc illusoire de croire que le tourisme marocain atteindra ses objectifs 2030 par simple effet d’inertie. La réussite de cette vision dépendra de la capacité à changer de culture managériale, passer, comme on dit, du vertical au transversal, de la planification au pilotage, de la communication à la preuve. Elle dépendra aussi d’un sursaut collectif pour réconcilier notre économie touristique avec le terrain, les professionnels actifs avec les institutions dormantes, les régions périphériques avec les flux d’investissements.

La promesse d’un tourisme marocain qui tient la route, équilibré, compétitif et éthique ne sera pas tenue par un énième plan quinquennal. Elle le sera par la construction lente et rigoureuse d’un écosystème vivant, critique, coordonné, où l’on ose enfin confronter les visions aux réalités.

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