Le tourisme marocain s’apprête à vivre une période décisive avec la Coupe d’Afrique des Nations 2025 et la Coupe du Monde 2030 en ligne de mire. Pourtant, derrière la façade de chiffres encourageants et d’une communication institutionnelle brillante, se cache une désorganisation structurelle inquiétante, celle du secteur privé touristique et de ses organes représentatifs.
Des fédérations aux associations régionales, en passant par les comités du tourisme, le paysage institutionnel marocain souffre d’un mal chronique, personne ne sait plus vraiment qui fait quoi.
Or, le tourisme marocain est censé reposer sur une architecture adaptée au contexte avec panache et qui tient bien. Une CNT qui peine, malgré elle et malgré la bonne volonté qu’elle déploie, à fédérer l’ensemble des branches professionnelles, ensuite des fédérations métiers (FNIH pour l’hôtellerie, FNAAVM pour les agences de voyage, FNTT pour le transport touristique, ANIT pour les investisseurs, FLASCAM pour les loueurs de voitures, FNR pour la restauration, etc.) et des Conseils régionaux du tourisme, pivots de la territorialisation de la stratégie.
En théorie, c’est un modèle équilibré. En pratique, c’est un labyrinthe administratif et humain, où les rôles se chevauchent, les mandats s’éternisent et les résultats stagnent.
Depuis dix ans, la CNT rencontre des résistances lui permettant de jouer pleinement son rôle d’organe central de coordination. Certaines fédérations fonctionnent même en roue libre, d’autres sont à l’arrêt, faute de moyens ou de leadership. Les CRT, quant à eux, oscillent entre dynamisme local et inertie structurelle, selon les régions bien sûr.
Résultat : un paysage institutionnel fragmenté, où la parole du privé est multiple, souvent contradictoire, et donc inaudible.
Qui représente quoi ? Les lignes sont si brouillées du pouvoir sectoriel qu’il est mal aisé d’y voir suffisamment clair…
Les statuts de ces organisations n’ont guère évolué depuis leur création, souvent édictés dans les années 1990–2000. Ils reposent sur un schéma corporatiste hérité d’une autre époque, alors que les enjeux actuels exigent souplesse, interopérabilité et gouvernance partagée.
-La Fédération Nationale de l’Industrie Hôtelière demeure le bon élève fédéral, le plus ancien et le plus structuré des corporations du tourisme, mais souffre d’un renouvellement lent et d’une concentration du pouvoir dans certaines régions. Le rendu de la fédération reste tout de même bon comparativement aux autres.
-La Fédération Nationale des Agences de Voyages traverse une crise identitaire face à la désintermédiation numérique, le métier a changé, mais la représentation tarde à suivre en l’absence de soutien, pour ne pas dire indifférence institutionnelle.
-La Fédération Nationale des Transporteurs Touristiques, bien qu’affiliée à la CGEM, reste marginalisée dans les concertations institutionnelles malgré un rôle logistique vital pour la qualité mobile de l’expérience touristique.
-L’Association Nationale des Investisseurs Touristiques, censée représenter le capital productif du secteur, manque aujourd’hui de visibilité et de relais concrets auprès de la tutelle.
-Les CRT, censés incarner la déclinaison régionale de la politique nationale, sont très inégaux : Marrakech, Agadir ou Dakhla fonctionnent, mais d’autres tournent à vide, faute de budget ou de présidents actifs.
-Les associations de guides, restaurateurs ou animateurs touristiques se battent pour exister dans un environnement où le cadre réglementaire et la reconnaissance institutionnelle leur échappent encore.
Chacun de ces acteurs agit dans sa sphère, souvent avec sincérité, mais sans coordination stratégique ni mutualisation des ressources, ni de vases communicants. Le système ressemble à une confédération de silences, beaucoup d’intentions, peu de synergie.
Le principal mal de l’écosystème n’est pas tant l’absence de structures que l’épuisement de leur gouvernance.
Les dernières assemblées générales des grandes fédérations, qu’il s’agisse de la FNIH, de la FNAAVM ou de la FNTT, ont souvent été marquées par des reconductions souvent insuffisantes de la part des membres quasi automatiques, des mandats prolongés, parfois des présidences sans véritable entreprise active derrière elles.
Un capital d’expérience incontestable, certes, mais aussi un manque criant de renouvellement générationnel.
Les jeunes entrepreneurs du tourisme, pourtant de plus en plus nombreux, digitalisés, innovants, formés à l’international, se tiennent à distance des structures fédératives jugées opaques et désuètes. Ils ne s’y reconnaissent ni dans les priorités, ni dans le ton, ni dans la gouvernance.
Ainsi, la relève est là mais elle ne trouve pas de porte d’entrée.
Ce désengagement des dirigeants d’entreprises touristiques est l’un des paradoxes du modèle marocain.
Alors que le tourisme représente près de 7 % du PIB, peu de patrons consacrent du temps ou des moyens à la représentation collective.
L’énergie est diluée par des réunions formelles, des communiqués convenus, une communication forcément photo-génique mais aucune force de proposition structurée.
Résultat? l’État continue de piloter seul la stratégie nationale, faute d’un contrepoids privé organisé, crédible et compétent.
Le contraste est saisissant avec des modèles étrangers.
En Espagne, la Mesa del Turismo regroupe investisseurs, hôteliers, transporteurs et universitaires pour produire des livres blancs de politique sectorielle tous les deux ans.
En Turquie, la TÜROB (Fédération turque de l’hôtellerie) dispose d’un observatoire économique interne et d’un fonds d’innovation alimenté par les cotisations professionnelles.
Au Maroc, les fédérations peinent encore à financer un simple audit annuel ou une étude de marché.
L’autre symptôme, c’est l’absence de moyens financiers réels égarés dans des budgets fantômes.
Beaucoup de fédérations n’ont ni siège fixe, ni équipe salariée, ni plan d’action financé. Les “
programmes annoncés restent souvent de simples déclarations d’intention, sans méthodologie ni indicateurs de performance.
Les contrats-programmes supposés relier l’État et le privé dorment dans les tiroirs, faute de suivi, de mobilisation de crédit ou de reporting transparent.
Cette faiblesse budgétaire alimente un cercle vicieux : sans ressources, pas de projets ; sans projets, pas de légitimité ; sans légitimité, pas de subventions.
Et pendant ce temps, le secteur avance au ralenti, alors que la concurrence régionale de pays comme l’Égypte, le Portugal ou les Émirats, par exemple, investit massivement dans la formation, la data, la durabilité et la marque pays.
La seule période où l’écosystème a semblé fonctionner de manière cohérente fut paradoxalement celle de la crise.
Pendant la pandémie, les fédérations, la CNT et le ministère ont coopéré étroitement sur les plans de sauvetage, les moratoires financiers, les protocoles sanitaires et la reprise progressive.
Cette dynamique a montré qu’une synergie public-privé efficace est possible, à condition qu’elle soit pilotée par des acteurs légitimes et animée par une urgence commune.
Mais dès 2024, une fois la reprise enclenchée, le système a repris ses travers par des retours aux clivages, luttes d’influence, inertie administrative.
Le Maroc entre dans une phase à enjeux multiples. Il s’agit désormais de structurer un écosystème de gouvernance capable de gérer des flux massifs, d’attirer des investissements, et de s’inscrire dans les standards internationaux de durabilité et d’innovation.
Cela nécessite une larification juridique et statutaire du rôle de chaque organisation, une limitation stricte des mandats et un renouvellement générationnel obligatoire, la création d’un Conseil économique du tourisme indépendant, chargé de produire des données, des audits et des recommandations publiques et, surtout, une mobilisation budgétaire réelle, adossée à un fonds de développement du tourisme privé, cofinancé par l’État, les professionnels et les bailleurs internationaux.
La crise de gouvernance du tourisme marocain n’est pas celle de quelques présidents. C’est une crise de responsabilité partagée entre un secteur privé souvent absent, passif ou désuni un secteur public réactif, mais centralisateur et une société professionnelle en perte de confiance dans ses représentants.
Pourtant, tout reste possible.
Le Maroc dispose d’une génération de jeunes entrepreneurs, de cadres dynamiques et d’experts capables de repenser les structures, d’y injecter innovation et transparence.
Encore faut-il que les institutions leur ouvrent la porte.
Il est temps d’admettre que le tourisme marocain ne souffre pas d’un manque de potentiel, mais d’un manque d’organisation.
Les fédérations, associations et conseils doivent redevenir ce qu’ils auraient toujours dû être, des entités d’idées, des forces de négociation et des moteurs de transformation.
Faute de quoi, le pays risque de rester ce fleuve tranquille que décrivent certains observateurs comme paisible, rassurant, mais immobile, loin des grandes destinations mondiales qui, elles, ont compris que la gouvernance est la première infrastructure du tourisme.




