Vendredi 17 octobre 2025, aéroport international de Washington-Dulles.
Des passagers, valises enregistrées, cartes d’embarquement en main, attendent un vol Royal Air Maroc prévu à 21h vers Casablanca. Les heures s’étirent. Aucun message, aucune annonce. Finalement, ce n’est pas un agent de RAM, mais un employé compatissant d’une autre compagnie aérienne qui, ironie du sort, leur apprend, d’un ton embarrassé mais compréhensif, que leur vol est annulé.
Ni notification, ni appel, ni sms, ni mail. Rien!
L’information officielle, elle, ne viendra jamais.
Les passagers passeront la nuit dans les couloirs de l’aéroport, jusqu’à 5h du matin, avant d’être transférés en bus vers New York pour un vol de substitution… lui aussi retardé. Normal, chez RAM, on ne change pas !
Les témoignages recueillis sur les réseaux sociaux sont unanimes : aucune excuse, aucune prise en charge, aucune empathie. On leur proposa bien un vol de remplacement le dimanche soir, “sans garantie” car le vol risquait d’être surbooké.
“Ce n’est pas tant l’annulation qui choque, confie une passagère, c’est le silence. On se sent abandonné, méprisé.”
Cet épisode, presque rarissime dans le quotidien des grandes compagnies, a pourtant valeur de symptôme : celui d’une entreprise nationale devenue structurellement sourde à ses propres passagers.
C’est cela le système de fonctionnement à deux vitesses, si l’on peut dire ! Royal Air Maroc est pourtant censée être la porte d’entrée du pays, la première impression du Maroc moderne pour des millions de visiteurs. Devenir la risée dans les aéroports du monde fait très mal à un Maroc qui avance à pas assurés.
Mais, comme nombre d’entreprises du tourisme marocain, hôtels comme agences réceptives ou transporteurs touristiques, la contagion est bien installée et les déboires une raison d’être. Elle illustre cet immense écart entre la croissance économique et l’expérience vécue.
Notre pays a multiplié les investissements : terminaux aéroportuaires rutilants, flottes renouvelées, slogans de modernisation.
Pourtant, derrière ces façades tout-en-couleurs, le ressenti des passagers reste souvent mitigé à travers des files d’attente toujours interminables, services client injoignables, rigidité dans la gestion des réclamations, etc.
Ce malaise s’il veut signifier quelque chose, c’est bien celle d’un modèle de gouvernance où la rationalisation économique a peu à peu supplanté la culture du service.
Oui. Depuis la crise sanitaire de 2020, Royal Air Maroc a, comme beaucoup d’entreprises publiques, cherché à externaliser pour réduire ses coûts fixes. Assistance au sol, maintenance, service après-vente… autant de fonctions jadis stratégiques, désormais confiées à des prestataires qui souvent n’hésitent pas à sacrifier l’expérience client.
Le résultat est paradoxal. Loin de créer la flexibilité attendue, cette politique semble avoir dilué la culture d’entreprise chez la RAM.
Normal qu’à partir de là les sous-traitants, rémunérés à la performance quantitative plutôt qu’à la satisfaction client, obéissent à une logique de volume, non de fidélisation.
“On nous demande d’appliquer des procédures, pas de représenter une marque”, confie un agent au sol à Casablanca. C’est grave quelque part, non?
Sans sentiment d’appartenance, on a peur que notre compagnie nationale se désincarne car sans fierté, le service perd sa chaleur, sa cohérence, son esprit d’équipe et, in fine, son image propre…
La faiblesse actuelle de Royal Air Maroc n’est pas tant opérationnelle que culturelle.
Les grandes compagnies qui ont su rebondir comme Air France, Emirates ou Turkish Airlines, ont toutes fondé leur redressement sur la reconnexion émotionnelle entre le personnel et la marque.
Au Maroc, cette alchimie s’est rompue.
Le capital humain y demeure trop souvent perçu comme une variable d’ajustement et non comme le cœur de la compétitivité.
Les effets sont là. : Baisse de l’engagement interne, détérioration du service client, explosion des plaintes non traitées.
Le classement Skytrax 2025 en est le révélateur quand RAM recule de 15 places, pour se retrouver 70ᵉ mondiale, parmi les plus fortes chutes du continent. Ce déclin qualitatif survient paradoxalement au moment où la compagnie a accru ses investissements, son offre et où nos aéroports grandissent et se modernisent.
Preuve que quelques avions de plus ne suffiront sûrement pas à compenser la perte d’âme.
Peut-être que derrière la crise du service se cache un choix politique. Casablanca, hub national, demeure partiellement fermé aux compagnies low-cost.
Officiellement, pour préserver la compétitivité de la compagnie nationale. Officieusement, pour éviter une érosion des parts de marché.
Mais cette protection, qui devait être un bouclier, n’est-elle devenue paradoxalement pas une barrière contre l’innovation? Allons, donc!
Quand on voit que des compagnies low-cost telles Ryanair, Transavia ou Wizz Air imposent de nouveaux standards de tarification transparente, d’application fluide et de compensation instantanée. Alors ?
Tout simplement, en se tenant à l’écart de cette dynamique, RAM se prive d’un aiguillon concurrentiel qui, ailleurs, stimule les progrès.
Les chiffres sont cousus main: Ryanair a presque doublé sa capacité vers le Maroc depuis 2019, tandis que RAM, en dépit de son réseau africain, a stagné ou reculé sur plusieurs liaisons européennes.
Le rapport qualité-prix devient dès lors son talon d’Achille : prix élevés, expérience inégale, service client inconstant. La loyauté nationale ne suffit plus à compenser l’écart perçu.
Au vu de cela, on peut dire sans sourciller que notre chère compagnie nationale demeure dans une zone fragile marquée, certes, par une croissance du trafic mais avec rentabilité instable, ambition internationale mais gouvernance rigide.
C’est pourquoi, peut-être, que cette double contrainte pousse la compagnie à arbitrer entre coûts et cohérence au détriment du second.
Le résultat est bien visible. Organisation fragmentée, procédures kafkaïennes, lenteur décisionnelle, déconnexion entre direction et terrain.
Les passagers, eux, vivent le coût humain de cette dissonance : retards, communication absente, frustration impunie.
La modernité affichée sur les affiches publicitaires se dissout dans la réalité quotidienne d’un service qui ne parle plus la langue du client.
Une compagnie aérienne nationale est un miroir de l’État. Son attitude vis-à-vis des passagers traduit une conception plus large de la relation entre institutions et citoyens.
Lorsqu’un vol est annulé sans explication, c’est une rupture symbolique.
Le voyageur, qu’il soit Marocain ou étranger, perçoit ce silence comme une forme de mépris institutionnel.
Justement, le cas du vol Washington-Casablanca révèle une faille dans la responsabilité d’une institution publique qui s’exonère de sa dimension humaine.
Le Maroc, pourtant engagé dans une politique ambitieuse de rayonnement touristique et économique, ne peut se permettre qu’un tel symbole d’inefficience devienne son ambassadeur.
Pourtant , il serait injuste de réduire Royal Air Maroc à ses défaillances. Elle dispose d’atouts considérables. Un réseau africain dense, une flotte modernisée, une notoriété historique.
Mais sans refonte du modèle de gouvernance, ces atouts resteront des promesses. Oui, une refonte qui veuille revaloriser le personnel, en le formant et en le réintégrant dans une mission collective et cultiver chez lui une approche plus humaine dans la relation client. Le tout, avec introduction d’une gouvernance plus agile, fondée sur la donnée et la transparence. Il s’agirait avant tout d’une transformation culturelle.
Notre compagnie nationale doit inspirer fierté autant que confiance ; sans l’une, l’autre s’érode.
Mais tant que les entreprises publiques continueront à concevoir le service comme un coût à réduire plutôt qu’un pilier d’identité nationale, le Maroc restera à mi-chemin entre son potentiel et sa promesse.
Royal Air Maroc pourrait devenir un modèle vertueux d’une fierté économique et humaine réconciliée. Mais cela suppose de replacer l’humain au centre de la stratégie, non dans les slogans, mais dans les contrats, les formations et les réflexes quotidiens.
Car la véritable question, derrière le vol annulé et non expliqué de Washington, est plutôt celle de la relation entre une compagnie et ceux qu’elle transporte ou qu’elle oublie.
Et sur ce vol-là, le Maroc n’a pas le droit de rater sa correspondance.




