L’impact stratégique de l’événementiel et l’animation urbaine
Dans le cadre du cinquième chapitre des Disciples Escoffier Maroc qui s’est déroulé à Casablanca, une table ronde d’une rare pertinences s’est tenue autour d’un thème central : comment transformer l’amour populaire de la cuisine marocaine en reconnaissance structurée à l’échelle mondiale ? Ce débat a révélé une problématique fondamentale : si la gastronomie marocaine séduit les palais, elle semble peiner à parler un langage universel. L’enjeu n’est donc plus gustatif, mais stratégique.

Tous les intervenants -chefs, formateurs, critiques- convergent vers un constat : la cuisine marocaine jouit d’un capital affectif exceptionnel, mais elle reste largement absente des classements, des écoles et des récits internationaux. Comme le souligne Hamid Bentaher, ce n’est ni le goût ni l’histoire qui font défaut, mais l’organisation. Le Maroc possède une des cuisines les plus riches et variées au monde, mais elle ne s’incarne pas dans des figures internationales ni dans des structures visibles.

Le paradoxe est alors frappant : une cuisine adorée mais invisible. Le couscous, plat emblématique, n’est que trop rarement représenté dans les palmarès gastronomiques. Pourquoi ? Parce que la cuisine marocaine est encore enfermée dans un imaginaire domestique. « Le meilleur restaurant, c’est chez moi », entend-on souvent au Maroc. Or, tant que cette perception restera inchangée, aucun rayonnement global ne sera possible.
Guillaume Gomez, ancien chef de l’Élysée, rappelle que la France n’a pas imposé sa gastronomie uniquement par sa tradition, mais par une diplomatie culinaire active, des chefs ambassadeurs et un récit partagé. Le Maroc, riche de sa diaspora et de ses produits uniques, n’a pas encore investi ce champ. La visibilité internationale passe aujourd’hui par des incarnations : des visages, des parcours, une présence.

Noëlle Bouayad et Fouzia Eddassouki appellent à l’émergence de nouveaux profils de chefs capables de conjuguer tradition et modernité, rigueur et créativité.
Enseigner la cuisine marocaine comme une langue vivante, selon les mots d’Éric Briffard, suppose une refonte des méthodes de formation, la production de contenus pédagogiques codifiés et la création d’un socle commun de référence.

Peut-on structurer sans trahir l’âme d’une cuisine façonnée par l’oralité, la transmission familiale, la mémoire sensorielle ? La réponse est affirmative, mais exige finesse et consensus. À l’image de la cuisine japonaise, devenue un modèle d’exportation sans jamais renier sa singularité, la cuisine marocaine peut bâtir un modèle de codification respectueux de ses racines. Cela implique fiches techniques, terminologies partagées, normes de présentation, et surtout une stratégie collective assumée.
Cette « Tboreda » -sursaut collectif- ne peut réussir qu’à la condition de créer un écosystème où se croisent chefs, producteurs, écoles, communicants, et pouvoirs publics. La codification ne tue pas l’âme : elle la rend lisible, transmissible, crédible.

Ce qui se joue ici dépasse la cuisine : c’est une bataille culturelle, économique et identitaire. L’art culinaire peut être un levier d’attractivité touristique, un vecteur de soft power, un trait d’union entre générations et territoires. Mais pour cela, il faut une politique publique claire, une implication des institutions, un investissement durable.
La table ronde appelle à dépasser l’individualisme et le repli sur l’excellence domestique. Le rayonnement ne se décrète pas ; il se construit, pas à pas, avec méthode, volonté et vision. « On va plus vite seul, mais on va plus loin ensemble » : cette maxime résume l’ambition collective à laquelle est conviée la gastronomie marocaine.

Le potentiel est immense, les talents nombreux, la matière première inépuisable. Reste à tenir le cap. La cuisine marocaine peut devenir l’une des grandes cuisines mondiales du XXIe siècle. Mais cela suppose un saut qualitatif dans la manière dont elle se pense, se transmet, se raconte.
